Lars Schall a interviewé Nomi Prins, ex-cadre à Wall Street, au sujet de son dernier livre “All the Presidents’ Bankers: The Hidden Alliances that Drive American Power“ (Tous les banquiers des présidents : les alliances secrètes derrière le pouvoir US). Prins y souligne qu’une petite élite a transformé au 20ème siècle l’ et l’administration US, dicté la politique intérieure et extérieure des  et modelé l’histoire du monde. La discussion couvre la période allant de 1907 (fondation de la ) à l’interrogation sur le possible déclin de la puissance financière US-américaine en passant par deux guerres mondiales et la suppression de la parité or-dollar.
gal_8328Nomi Prins, originaire de l’État de New-York, a fait des études de mathématiques et de statistiques, puis travaillé pour les banques Chase Manhattan et Lehman Brothers et comme directrice générale chez Goldman Sachs à Wall Street. Après avoir quitté la banque en 2001-2002, elle est devenue une brillante journaliste financière, désormais auteure de 5 livres, parmi lesquels il faut beaucoup recommander : «  It Takes a Pillage: Behind The Bailout, Bonuses, and Back Room Deals from Washington to Wall Street », paru en septembre 2009 chez Wiley. Elle est chercheuse au centre de recherches Demos à New-York et a donné de nombreuses interviews, entre autres à BBC World, BBC, Russia Today, CNN, CNBC, CSPAN et Fox, et ses articles sont publiés entre autres par le , Fortune, The Nation, The American Prospect ainsi que le Guardian britannique. Voir ici  son site web. Nomi Prins vit à Los Angeles.
Son dernier livre, All the Presidents’ Bankers: The Hidden Alliances that Drive American Power, est paru en avril 2014 chez Nation Books.
Lars Schall : Bonjour Nomi, parlons de votre nouveau livre. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire et quelle idée le sous-tend ?
Nomi Prins : Ce qui m’y a poussée, c’est l’un de mes ouvrages précédents, « Le mardi noir », un roman historique ayant pour cadre le crash de 1929. Au cours des recherches effectuées pour ce livre, moins importantes que celles que j’ai faites pour «  All the Presidents’ Bankers», j’ai découvert la rencontre du 29 octobre 1929 à la Banque Morgan, 23 Wall Street, à deux pas seulement de la Bourse de New-York. Elle coïncidait avec la première chute des cours boursiers, suivie de quelques hauts et bas, pour finir par une perte de 90% de la valeur des actions au cours des années suivantes.
Or ce jour-là six banquiers, les six premiers de l’époque, se réunirent chez Morgan à l’invitation d’un homme nommé Tom Lamont, alors PDG en titre de Morgan. Le véritable PDG, Jack Morgan, était alors en voyage en Europe. Lamont réunit les 5 principaux banquiers de la ville et au bout de 20 minutes ils décidèrent d’investir chacun 25 millions de dollars pour sauver les marchés boursiers. Ils étaient en possession de tous les secrets qu’ils déposèrent en ce lieu, sauf un : que le contrôle des marchés leur échappait. L’un de ces hommes était Al Wiggin, dirigeant de Chase ; il effectua des ventes à découvert avec des actions de Chase, pendant qu’il parlait de les acheter, pour sauver les marchés. Un autre des acolytes se nommait Charles Mitchell, chef de la National City Bank, aujourd’hui membre de la Citigroup. Il avait en tête ce deal – qui permettrait la plus grande fusion de l’époque s’il parvenait à maintenir le cours élevé de ses actions, destinées à la financer. Il  poursuivait donc de tout autres buts que de venir en aide à la communauté en cas de propagation de la crise ou de récession économique.
Toute cette rencontre, sa mise en scène dramatique, et la façon dont les Six décidèrent de ce qu’il fallait faire ainsi que celle dont ils furent soutenus par le Président Herbert Hoover sont fascinantes. Après avoir appris leur décision, la presse ne tarit pas d’éloges, dans le New York Times et ailleurs, sur le nouveau sauvetage des marchés, et ils reçurent d’abondantes félicitations. Tour cela m’a vraiment marquée. Et pour mon ouvrage «All the Presidents’ Bankers », j’ai suivi la piste des Six grands ; aujourd’hui nous nous retrouvons de nouveau avec six grandes banques, exactement comme avant le crash de 29. Six banques usaméricaines contrôlaient de larges pans des marchés financiers, et pas seulement sous l’angle de la richesse et de la puissance économique ; car l’on pouvait à cette époque constater que les Présidents et les banquiers appartenaient à un même cercle politique et financier, qui existe toujours.
J’ai commencé à étudier les faits du point de vue des Présidents : avec quels banquiers ils étaient en relation, sur lesquels ils se reposaient pour mettre le pays au pas, lesquels ils fréquentaient, avec lesquels ils faisaient de la voile, se retrouvaient dans les mêmes clubs, sortaient des mêmes Universités de l’Ivy League etc. C’est ainsi que j’ai développé l’idée et les recherches pour ce livre, et que je me suis intéressée à toutes les archives présidentielles dans tout le pays, depuis Theodor Roosevelt, au pouvoir au moment de la panique de 1907, sur laquelle débute mon livre, jusqu’à Barack Obama, pour lequel on ne dispose pas d’archives, puisqu’il est toujours en exercice, et tous les documents touchant au problème que j’ai pu réunir.
Vous parlez de 1907 et le plus gros banquier de l’époque était John Pierpont Morgan. Était-il en définitive le représentant de la City londonienne et des banques britanniques à Wall Street ?
C’était lui qui leur était le plus étroitement lié, en raison de ses relations personnelles et de celles que la banque Morgan entretenait aussi bien avec la City qu’avec Paris. À cette époque elle était en affaires avec des sociétés basées dans ces deux villes.  En ce qui concerne les coulisses de la panique de 1907, les USA ont connu une panique bancaire, en particulier à New-York, les gens harcelaient les banques pour retirer leurs avoirs, car il y avait une crise de confiance et qu’une importante crise bancaire se préparait. Theodor Roosevelt craignait qu’elle ne dégénère en grave crise économique pour le pays. Il a demandé à J.P.Morgan de faire cesser cette situation ; c’était en 1907, 22 ans avant le crash de 1929, où sa banque a également joué un rôle central. Morgan représentait à coup sûr des intérêts internationaux pour les financiers US-américains ; il était le plus puissant d’entre eux et le plus connecté à l’international ; mais il était aussi très préoccupé d’accroître son statut aux USA. La Banque Morgan a connu deux pics de croissance après celui-ci : après les Première et Deuxième guerres mondiales.
Dès avant la panique de 1907, dans les années 1890, – et c’est un autre thème important de mon livre : ce n’était pas seulement des individus, mais une poignée de familles qui contrôlait les alliances politico-financières et la politique des USA, à l’intérieur et dans le monde, qui a conservé le pouvoir pendant des décennies, plus d’un siècle au total, et qui détient encore puissance et influence - dès les années 1890 donc, la famille Morgan était l’une de ces familles, et l’une des plus importantes. À cette époque, c’est un Morgan- J.S. Morgan- qui a contribué au sauvetage de la City, la Banque d’Angleterre en étant incapable. Donc l’idée de banquiers privés sauvant d’autres banquiers privés, aussi bien dans leur propre pays qu’à l’étranger, est née peu avant la période que couvre mon livre, mais elle s’est à coup sûr maintenue au 20ème siècle.
Si je vous demandais à qui a profité la panique de 1907, que répondriez-vous ?
Le grand gagnant a été bien sûr J.P. Morgan, alors dirigeant de la Banque Morgan et homme de confiance, en matière d’économie, du Président Theodor Roosevelt, sur lequel il exerça une influence décisive et qui lui accorda, sous la couverture de la Maison Blanche et du Département du Trésor, le droit de décider quelles banques disparaîtraient dans la panique de 1907 et lesquelles s’en sortiraient ; et Morgan en fit usage.
Il décida de soutenir celles avec qui il avait des liens, qu’elles appartiennent à des collègues ou amis ou qu’il ait des intérêts financiers chez elles. Après la panique de 1907, c’étaient vraiment les familles Morgan, Stillman, dirigeants de la National City Bank, les Baker, qui dirigeaient la First National City Bank (deux banques qui ont aujourd’hui fusionné en Citigroup, aujourd’hui l’une des six grandes banques US, de même bien sûr que Morgan, devenue Chase-JP Morgan.) C’est vraiment Morgan qui en a tiré profit, et il en a une grande assurance pour piloter la fondation la Réserve fédérale, aujourd’hui LA banque des grandes banques.
Comment les groupes Morgan et Rockefeller se sont-ils servis de la panique de 1907 pour créer la Réserve fédérale ?
C’est une question très intéressante. Voilà ce qui s’est passé : dès avant la panique, ces financiers – la nouvelle clique de pouvoir aux USA – cherchaient une possibilité d’entrer dans ce que j’appelle l’ère du capitalisme financier, même si eux lui donnaient un autre nom. L’idée était de faire désormais de l’argent avec de l’argent, alors que l’on n’en faisait jusque-là qu’avec des entreprises industrielles, l’acier et le pétrole – ce qui n’empêchait pas les Rockefeller d’en avoir fait beaucoup avec la Standard Oil Company et consorts, et de continuer à en faire. Mais ces hommes, et tout particulièrement William Rockefeller, cherchaient un moyen de faire de l’argent pour l’argent et de devenir l’une des composantes du « Trust de l’argent » (Money Trust) dans les premières années du 20ème siècle.
Après la panique de 1907, J.P. Morgan et dans une moindre mesure Rockefeller – les Rockefeller n’avaient pas participé à la rencontrede Jekyll Island proprement dite, bien que William Rockefeller soit à l’époque membre du club de Jekyll Island – procédèrent ainsi : en 1910 six hommes se réunirent pour ébaucher ce que serait la Réserve fédérale. Parmi eux se trouvait un gars de l’administration US, Nelson Aldrich, sénateur de Rhode Island et très lié avec le monde des banques. Il connaissait Morgan, les Rockefeller, etc. Et cet homme, ainsi qu’un vice-ministre des Finances, rencontrèrent quatre banquiers, Frank Vanderlip, Henry Davison, Paul Warburg et Benjamin Strong, tous liés à Morgan. C’est parce que J.P. Morgan était membre du club qu’ils purent se rencontrer à Jekyll Island. C’était à l’époque un club très fermé ; pour assister aux réunions, il fallait en être membre. Aucun d’eux ne l’était, et J.P. Morgan n’assistait pas à cette rencontre-là.
De fait Nelson Aldrich ne projetait même pas d’aller à Jekyll Island ou de demander à le faire ; il souhaitait que les séances se tiennent chez lui, à Rhode Island, certes loin des oreilles du public, mais aussi pour être sur ses propres terres, au nord de New-York et donc de la Géorgie, où se trouve Jekyll Island. Mais il a été heurté par un tramway à Manhattan, au centre financier de New-York, pendant qu’il y séjournait pour discuter de tout ce projet avec Morgan et quelques autres. Il était encore en convalescence et même pas sûr de pouvoir s’y rendre, et c’est alors que Morgan proposa de traiter de l’affaire à Jekyll Island et y invita Aldrich. Il fallut beaucoup de préparatifs à Jekyll Island pour y recevoir ces hommes parce qu’on était encore en novembre ; la saison n’était pas commencée. Elle couvrait décembre et janvier ; toutes les familles riches y venaient alors en vacances, les hommes riches pour discuter et les dames et enfants riches pour se prélasser et jouer.
Mais c’est à cause de J.P. Morgan et aussi de Nelson Aldrich que cette rencontre eut lieu: le fils du second, Winthrop Aldrich, devint alors pour 20 ans le dirigeant de la banque Chase, tandis que le petit-neveu du premier, Nelson Rockefeller, fut quatre fois gouverneur de New-York. Ces lignées, contemporaines de la création de la Réserve fédérale, se sont donc perpétuées jusqu’à une époque récente.
L’intérêt qu’y trouvaient les banquiers, c’était qu’ils avaient ainsi l’assurance qu’en cas de panique la Réserve fédérale serait là pour les garantir, si bien qu’il n’y aurait pas de crise majeure et qu’ils n’auraient pas besoin d’engager leurs fonds propres ou de mendier à droite et à gauche pour réussir à se sauver eux-mêmes ou sauver le système. C’était l’idée de départ de la Fed – avoir sous la main une entité consolidée, à même de créer de la monnaie pour les soutenir en cas de panique. Et du point de vue de l’administration US, de William Taft, le successeur de Theodor Roosevelt à la présidence, et de Woodrow Wilson, qui lui succéda, la Réserve fédérale était une nécessité – sujet rarement débattu dans les livres d’histoire, mais dans le mien j’en parle – pour accroître la puissance US-américaine au cours du nouveau siècle. Pour ces deux présidents, de partis différents, une banque centrale compétitive et en phase avec les banques privées était de toute première importance ; tous deux étaient fortement liés aux Morgan, Aldrich et Rockefeller ainsi qu’à d’autres familles qui pilotaient alors le trust de l’argent.
La création de la Fed était-elle le résultat d’une conspiration ?
Il n’y a pas eu de conspiration, mais Wall Street était derrière la création dela Fed, c’est un fait ; ce sont des hommes réels du Wall Street réel qui se sont réellement réunis et ont travaillé pendant deux ans avec Nelson Aldrich, Président de la commission des Finances au Sénat pour collecter des informations et sillonner l’Europe afin de déterminer comment s’inspirer de la configurationdes banques européennes, françaises et anglaises en particulier, pour esquisser la future Réserve fédérale. James Stillman, l’un des manitous du Trust de l’argent, ami de Morgan et des Rockefeller et directeur de la National City Bank, aujourd’hui Citigroup et à l’époque l’une des plus grosses banques des USA, avait sillonné l’Europe pendant des mois en compagnie de Nelson Aldrich avant la rencontre de Jekyll Island. Donc il ne s’agit pas d’une conspiration, mais d’un fait documenté.
La réunion entre quatre banquiers et deux émissaires de Washington à Jekyll Island n’est pas davantage une conspiration, mais un fait. Comme l’accident déjà mentionné de Nelson Aldrich, heurté par un tramway, et encore assez mal en point après cette réunion ; si bien que ce sont deux banquiers, Frank Vanderlip, N° 2 à la National City Bank, un homme de James Stillman, et Henry Davison, associé principal chez Morgan qui présentèrent à Washington le rapport dont Aldrich était chargé. Ce n’est pas une conspiration, ce sont des faits avérés.
Oui, mais la Réserve fédérale n’est-elle pas le résultat d’une conspiration fomentée par ces gens-là à Jekyll Island lors de cette rencontre ?Il n’y avait nul besoin de conspirer, en pratique c’était beaucoup plus simple. Ces hommes ont collaboré pour créer la Réserve fédérale, parce qu’ils la voulaient, que Washington la voulait aussi, et de même les dirigeants de Wall Street. Ils étaient tous sur la même longueur d’onde, et donc il n’y avait là aucune matière à conspiration ; ils collaboraient.Mais le grand public ne devait rien savoir, non ? Et ils ont bien veillé à le lui dissimuler.
Oh oui, absolument. Mais je pense qu’une« conspiration », ça évoque quelque chose de plus obscur, du genre: est-ce que ça s’est passé comme ça, ou pas comme ça, ont-ils tenté de se rencontrer pour cacher quelque chose au grand public ? Pas du tout ; ils ont simplement essayé de protéger leurs intérêts personnels, parce qu’ils en avaient la possibilité. Le grand public n’a pas été politiquement impliqué en quelque manière qui ait pu entraver le projet de la Fed, mais en règle générale il ne l’est pas davantage dans les décisions de Washington ou de Wall Street dans tout ce qui touche aux rapports de pouvoir.
Ce que je dis dans mon livre, c’est qu’il y a eu beaucoup de discussions sous l’administration Taft entre 1910 et 1913 et que les lois relatives à la Réserve fédérale ont été votées et signées en décembre 1913. Et dans les années qui ont suivi, sous l’administration Wilson, on a beaucoup discuté à Washington sur la mise en place de la Fed, comme cela se fait aujourd’hui, entre les sénateurs, les banquiers et le Président : entretiens, séances de nuit, décisions sur la manière de mettre les structures en œuvre et sur ce qu’il faut signer et la façon de le vendre à l’opinion publique. Donc, si vous appelez cela une conspiration, tout ce que fait un gouvernement s’appelle de la conspiration.
Toutefois c’est bien ainsi que ces gens ont travaillé, parce qu’ils le pouvaient. Il s’agissait surtout de savoir si ça marcherait et quelle forme ça prendrait. Et quand Woodrow Wilson eut signé la loi portant création de la Réserve fédérale, il l’a vendue à l’opinion publique comme une banque de réserve qui aiderait à accorder des prêts à tout le monde, aux petits paysans, aux petites banques, et qui aiderait l’Amérique en général, en soutenant le système par l’allocation de crédits si on se trouvait dans le rouge.
En réalité la Fed a été conçue dès le départ pour protéger les plus grosses banques, qui se trouvaient par hasard être aussi les institutions disposant des réseaux politiques, sociaux et personnels les plus forts des USA, et cela n’a pas changé. C’est pourquoi elle a maintenu toutes les fusions effectuées au 20ème siècle ; c’est pourquoi elle a émis des liquidités au profit des plus grosses banques ; et c’est pourquoi ces six banques sont aujourd’hui beaucoup pus importantes, ce ne sont plus les six banques de 1907, ce sont des rejetons beaucoup plus gros, et plus énormes que jamais ; et elles reçoivent plus de subventions de la Réserve fédérale que jamais ; et le bilan de la Réserve fédérale est plus élevé que jamais.Tout cela a fonctionné à plein pendant plus d’un siècle, et en partie au grand jour, dans la mesure où nous en voyons les résultats.
Les USA ont-ils besoin de la Fed ?
Le système bancaire des USA a besoin de la Fed, car sans les subventions qu’elle lui verse il aurait fait faillite plusieurs fois au fil des ans, en tout cas de ces dernières années. Mais il est aussi vraiment important de savoir, et c’est un des sujets principaux de mon livre, qu’il en a eu besoin dès l’origine. La Fed est aussi bien une banque pour les banques qu’un instrument de puissance financière pour le gouvernement. Le gouvernement croit avoir besoin de la Fed pour subventionner et sauver les principales institutions financières qui lui sont intégrées par diverses voies. Ces banques travaillent avec le grand public, nous leur confions nos dépôts, les contribuables financent leurs erreurs et leurs actions de sauvetage. Mais parallèlement la philosophie des membres de l’élite financière et politique US sont en phase avec la Fed.
Avons-nous donc besoin de la Fed ? Le grand public n’en a pas besoin. Les activités de la Fed qui le concernent, comme la fixation des taux d’intérêt etc., pourraient être du ressort du Trésor public, même si ce dernier a lui aussi subventionné et soutenu les principales institutions bancaires au plan politique, social et personnel. Oui, il est utile de disposer d’une entité qui maintienne les taux d’intérêts, mais ce n’est pas le travail à temps plein de la Fed ; la tâche qui est la sienne et l’a toujours été, c’est de subventionner un système bancaire vicié sous prétexte de le réguler et d’assurer la disponibilitétotale ducrédit dans le pays, ce qui n’était effectivement pas dans ses cordes. C’est l’un des mensonges qui ont présidé à sa création voici un siècle.
Et la Fed n’est-elle pas devenue une banque de sauvetage internationale ?
Oui, en raison de la mondialisation du système financier qui s’est effectuée de plusieurs façons au siècle dernier. Les banques US n’ont pas été les seules à avoir été mises en danger par les crises financières. Ces crises sont de plus en plus mondialisées et le seront aussi à l’avenir. Si donc la Fed décide de protéger les banques US, elle doit faire de même pour leurs principaux concurrents, ce qui en raison de la mondialisation inclut des banques européennes, des banques asiatiques, en définitivetous les principaux concurrents des six grandes banques.
Mais ce n’est pas tout : la politique de subvention aux banques de la Fed et la philosophie qui la sous-tend se mondialisent aussi. La Fed a imposé sa politique en Europe, comme nous l’avons vu ces dernières années. Nous assistons désormais en Europe à unE politique du taux zéro couplée aux subventions accordées aux institutions importantes, à leur sauvetage et leur renforcement artificiel, aux frais des petits établissements, et au renforcement des grand pays aux dépens des petits. C’est une politique institutionnalisée, soutenue par la Fed ainsi que par le Trésor et le gouvernement US. C’est une activité conjointe de promotion qui s’est elle aussi mondialisée
Cette année, il y aura juste 100 ans que la Première guerre mondiale a éclaté. Que peut-on dire de l’implicationdes grandes banques de Wall Street dans lecarnage qui se déroulait en Europe ?
Nous retrouvons J.P. Morgan et sa famille. Au début Woodrow Wilson n’avait pas l’intention d’engager les USA dans le conflit, mais il y eut une réunion à la Maison Blanche, et fort intéressante, parce que Wilson avait mené sa campagne électorale en se distanciant des grandes banque, qu’on appelait alors le Money Trust. Mais il était effectivement ami des Morgan ; cette famille l’avait soutenu avant son élection et après.
Cette réunion qui eut lieu en juillet 19014 à la Maison Blanche s’attira les critiques de la presse, parce que les journalistes trouvaient bizarre que Morgan y soit invité, alors que Wilson avait pris position contre les banques au cours de sa campagne. Il s’avéra que Morgan avait envisagé avec Wilson de financer une guerre. Et de fait, quand la guerre commença, les USA financèrent immédiatement les Français et les Britanniques, à l’instigation de la Morgan Bank ; et durant toute la guerre, la banque finança les dépenses de guerre des USA ou de leurs alliés ou y investit 75% de tous les fonds et investissements privés. À cette époque, la Morgan Bank, qui pilotait l’effort de guerre des autres banques, et Woodrow Wilson collaborèrent très étroitement. Ils sont très directement liés, car les États ne peuvent guère faire la guerre sans argent.
Le Traité de Versailles a-t-il servi les intérêts des grandes banques de Wall Street ?
Au moment des négociations puis de la signature du Traité de Versailles, un certain Tom Lamont, partenaire de Morgan et collaborateur actif de Woodrow Wilson, associé depuis des décennies à la Banque Morgan et qui l’est resté après 1919, a exercé une influence considérable dans la question des réparations, qui devait être incluse dans le Traité. Les banques, surtout les grandes banques estimaient en effet qu’il était utile de jouir d’une certaine stabilité en Europe, afin de pouvoir investir largement dans la reconstruction des infrastructures européennes. Et elles financeraient cette reconstruction chez tous les belligérants.
Elles en ont profité, parce qu’elles étaient ainsi en mesure d’élargir leur rayon d’action et leur business en Europe dans des proportions qui n’existaient pas avant la guerre ; le Traité lui-même, à la fin de la guerre, a donc été fort utile. Mais bien sûr il n’a pas suffi, car il y a eu une deuxième guerre, après le krach de 29 et la Grande dépression, durant laquelle les banquiers ont poussé le gouvernement US à aider au financement de pays où elles-mêmes procédaient à des investissementsprivés, afin de pouvoir poursuivre ceux-ci. Après le Traité de Versailles il y a eu toute une série d’accords dont les banquiers étaient partie prenante, car le Traité de Versailles ne fonctionnait vraiment pas assez bien, et les banquiers étaient en mesure de pousser les USA à financer certaines restructurations en Europe, ce qui leur permettait de faire des affaires et d’accroître encore leur propre rayon d’action financier en Europe.
La Réserve fédérale a-t-elle joué un rôle décisif dans le  déclenchement du grand krach de 1929 ?
Elle n’a pas joué un rôletrèsimportant, car elle ne déversait pas comme aujourd’hui de l’argent bon marché à flots dans Wall Street. Mais elle a joué un rôle : en effet l’homme de l’une des six grandes banques, Charles Mitchell, était aussi directeur de classe A de la Réserve fédérale de New-York et PDG de la National City Bank. Au premier semestre 1929, quand les marchés ont commencé à vaciller, il a poussé la Fed à baisser les taux pour injecter dans le système davantage d’argent moins cher et des liquidités, parce que les bilans de sa propre banque et ses affaires lui montraient que la situation était extrêmement problématique.
Dans un certain sens, les actions de la Fed ont pu encore aggraver l’intensité du krach, mais la cause principale en a vraiment été les manœuvres des principales banques. Elles ont été impliquées de toutes les spéculations possibles après la Première guerre mondiale, puisque les trois présidents des USA après 1918, Warren Harding, Calvin Coolidge et Herbert Hoover, ont pratiqué une politique de non-ingérence dans les spéculations où pouvaient s’engager ces banquiers, et ils se sont vraiment beaucoup engagés dans ce genre d’affaires. Le ministre du Trésor, Andrew Mellon, lui-même un escroc de ce genre, a fait de même ; c’était un industriel millionnaire, qui avait aussi dirigé une banque. Il a fini par quitter honteusement son poste dans l’administration Hoover, soupçonné d’évasion fiscale sous diverses formes et d’avoir utilisé la politique fiscale qu’il avait mise en place pour se tirer de cette bulle spéculative. C’est donc vraiment tout le monde qui était impliqué.
La politique de la Fed a-t-elle eu des effets positifs pendant la Grande dépression ?
Là encore, pas vraiment. La principale mesure politique positive pendant la Grande dépression a été le Glass-Steagall Act* et la confiance qu’il a inspiré à la population des USA dans son système bancaire, parce que ces lois non seulement séparaient banques de dépôts et fonds spéculatifs, mais aussi déchargeaient les gens de base, les contribuables, des risques supplémentaires liés aux agissements des banques.
La Réserve fédérale prétend aujourd’hui qu’alors elle a participé à la résolution de la crise économique mondiale (Ben Bernanke affirmant toutefois qu’elle aurait dû le faire plus vite); mais en réalité elle n’était pas aussi développée qu’aujourd’hui ; elle n’était pas encore parvenue à maturité. Une grande partie de ce qui s’y passait était le fait des lois, des dirigeants, du terrain ; en particulier un directeur de banque, le PDG de Chase sous FDR (Franklin D. Roosevelt ), a collaboré avec lui pour proposer, défendre et faire approuver le Glass-Steagall Act, parce qu’il pensait qu’il était dans l’intérêt de la nation, et de la confiance dans les banques en général d’avoir un système plus sûr et plus stable
Pourquoi le pouvoir s’est-il déplacé de Morgan vers Rockefeller pendant et après la Deuxième guerre mondiale ?
Comme je l’ai déjà dit, la Banque Morgan avait été le grand financier qui avait géré 75% des financements privés durant la Première guerre mondiale et très proche de Woodrow Wilson et du Secrétaire d’État au Trésor de l’époque. La banque était étroitement liée aux décisions de Washington relatives aux financements des prêts de guerre accordés par les USA, pour réunir des fonds supplémentaires. Mais lorsque la Deuxième guerre mondiale a éclaté, c’était Chase (plutôt liée à Rockefeller) qui a poussé à retirer le financement de l’effort de guerre à Morgan, le PDG de Chase étant alors Winthrop Aldrich, un ami de FDR.
Les campagnes pour les Liberty Bonds, les obligations de guerre pendant la 1ère Guerre mondiale et les War Bonds, pendant la 2ème,  furent vraiment lancés par Aldrich et la National City Bank, l’autre grande banque, alors dirigée par James Perkins, et après sa mort par quelques autres, comme Randolph Burgess, ex-boss de la Fed de New-York avant d’être vice-président directeur de la National City Bank, et qui entretenait des contacts étroits avec Morgenthau, le Secrétaire d’État au Trésor de Roosevelt.
Le renforcement des relations avec les gouvernements de FDR, Truman et Eisenhower commença à faire pencher la balance vers Chase et la National City. De plus ces banques suivaient un autre modèle que la Morgan : on employait l’argent des déposants pour l’effort de guerre et on leur demandait en même temps d’ouvrir des  dans ces banques et d’acheter des obligations de guerre. C’est pourquoi elles se firent de nouveaux clients durant la guerre, ce qui contribua à leur puissance par la suite, parce qu’elles disposaient pour l’avenir d’un capital plus élevé, mais aussi parce qu’elles avaient habilement engagé Washington envers elles, par le biais de l’emprunt de guerre et aussi d’efforts de financement privés. Et c’est ainsi que la vapeur se renversa, en raison de liens personnels mais aussi de cette philosophie qui consistait à impliquer davantage les gens simples.
De quelle manière les puissances financières imprimèrent-elles leur sceau à l’ordre mondial après 1945 ?
Après 1945, sous la présidence de Truman et juste après la création du FMI et de la banque mondiale par les accords de , on offrit à un homme du nom de John McCloy, ex-sous-Secrétaire d’État à la guerre sous FDR et aussi avocat privé travaillant en collaboration étroite avec la famille Rockefeller, d’abord Nelson puis David, d’être le deuxième président de la Banque mondiale. Ce qu’il accepta, mais à condition que Wall Street soit chargée de placer les obligations destinées à financer un grand nombre des initiatives de la Banque mondiale. Il demanda donc quelque chose qui n’était pas prévu par la législation, et cela sur la base de conversations qu’il avait eues avec le Secrétaire au Trésor de Truman, remettant ainsi de fait à Wall Street le pouvoir de choisir les pays que soutiendrait la Banque mondiale.
Ces pays étaient tous capitalistes, et durant la Guerre froide les pays capitalistes bénéficièrent de meilleures offres. Le gouvernement d’Eisenhower allait financerles pays qui correspondraient le mieux aux idéaux de John McCloy, futur PDG de la Chase, et d’autres banquiers de l’époque. Beaucoup des opérations militaires et financières qui assurèrent l’expansion US-américaine après 1945 et durant la Guerre froide étaient en phase avec les souhaits des banquiers, soutenus militairement par les USA, et pour avoir l’appui idéologique du gouvernement US il fallait laisser ces banques implanter des filiales dans les pays où les USA avaient pris pied. Cet alignement se produisit lorsqu’après la guerre l’Amérique affirma son statut de super-puissance. La Banque mondiale et le FMI n’ont été que des composantes ou des instruments de cette affirmation.
Le système de Bretton Woods prévoyait que le dollar US était presque aussi sûr que l’or. Pourquoi tant de banquiers US de premier plan approuvèrent-ils la suppression de la parité or-dollar à la fin des années 60 ? Se pourrait-il que cette parité soit un moyen de contrôle efficace d’une croissance excessive du secteur financier et de pratiques bancaires abusives ?
Oh, absolument, l’or représentait un frein efficace à une croissance financière démesurée et aux abus. L’or apportait d’une certaine manière une régulation effective. Il modérait l’expansion des banques, parce que celles-ci devaient posséder une certaine quantité de fonds de réserve, correspondant à une masse réelle d’or, ressource dont pouvaient aussi disposer d’autres participants mondiaux. Pour cette raison les banquiers des USA avaient les coudées moins franches pour les mouvements d’argent vers ou hors de leurs firmes. Dès qu’ils eurent convaincu le gouvernement US d’abandonner la parité-or et l’exigence d’une couverture-or des transactions, spéculations ou expansions, ils purent accéder à un tout autre niveau d’expansion.
C’est pourquoi ils préfèrent aujourd’hui le taux zéro, l’argent bon marché, qui met moins d’obstacles à leurs activités. Cela relève du modèle et de la logique qui ont présidé à la suppression de la parité-or : aller vers des possibilités de spéculation illimitées. Les intérêts des banquiers US au niveau mondial ont connu une énorme expansion, démarrée après 1945 mais qui s’est accrue après la suppression de la parité-or, tout simplement parce que c’était désormais plus facile. Les banquiers rencontraient moins de barrières. Il approuvèrent très publiquement la suppression de la parité-or et de fait, quand Nixon finit par l’annoncer en 1971, l’idée ne venait pas de lui ; Walter Wriston, PDG de la National City Bank, et David Rockefeller, PDG de Chase, l’avaient énormément défendue dans des lettres, correspondances et autres communications personnelles que j’étudie dans mon livre.
Pensez-vous que l’or ait un avenir dans le système monétaire ?
Je pense que hors des USA beaucoup de gens le souhaitent, en raison de l’évolution qu’a connue le système financier au niveau mondial, en particulier de la puissance des banques US, au plan politique et financier. Politique en raison de leur alliance avec le gouvernement des USA, et financier parce qu’elles ont créé autant de capital à bon marché sans le garantir par des réserves, d’or par exemple.
Mais c’est précisément pour cela qu’à mon avis il faudra un énorme déplacement de pouvoir, politique et financier, pour que l’or… ait vraiment cet avenir, parce ces banquiers feront tout pour l’empêcher. Ces institutions, ces relations qu’ils entretiennent avec les dirigeants de Washington et la Réserve fédérale montrent quelle énorme quantité d’énergie ils ont investi pour que dans le monde entier les transactions spéculatives et les expansions ne soient pas garanties par de l’or.
Donc je pense qu’il faudra mener un combat très dur pour obtenir un retour effectif à la couverture or des activités spéculatives. Le chemin sera long, à supposer qu’il soit envisageable face à la résistance d’une alliance politico-financière très concentrée et très puissante aux USA.
Une des supports du dollar depuis le début des années 70 était que le pétrole ne se négociait qu’en dollars US. Comment le pétrodollar a-t-il modifié les rapports entre Wall Street et Washington au cours des années 70 ?
C’est une excellente question, car l’histoire que j’ai étudiée – la période allant du début du siècle dernier jusqu’aux année 70 – est celle de relations très étroites, familiales et sociales, entre les banquiers de Walll Street et les dirigeants de Washington, qui ont toujours été sur la même longueur d’onde. Mais dès que les banquiers ont découvert qu’ils pouvaient recycler les pétrodollars, ces dollars tirés de l’exploitation du pétrole au Moyen-Orient, ils se sont mis à ne même plus faire semblant de s’aligner sur les politiques d’aide des USA à leur propre population ou d’autres gens de par le monde.
Ils disposaient soudain de cette source extérieure de profits énormes et de capital qu’ils pouvaient recycler sous forme de dette dans les pays latino-américains où ils voulaient depuis longtemps se développer, sans avoir les capitaux supplémentaires pour le faire. Ils commencèrent à se dégager de leur alignement sur le gouvernement, sauf si celui-ci répondait exactement à leurs propres attentes et même s’ils conservent encore des contacts étroits avec les membres de l’élite gouvernementale des USA et aussi font toujours prévaloir leurs propres intérêts. En outre le sens des responsabilités de l’époque antérieure aux années 70 s’est affaibli, au fur et à mesure que l’inhumanitéaugmentait chez les banques et banquiers les plus puissants de Wall Street.
Oui. L’exemple suivant pourrait illustrer cela : dans votre livre, vous parlez de la Révolution de 1979 en  et vous dite qu’elle a été en partie provoquée par des actions très égoïstes entreprises par David Rockefeller. Pourriez-vous nous en dire plus ?Oui, j’ai passé pour mon livre beaucoup de temps dans toutes les bibliothèques des Présidents, mais les archives de Jimmy Carter à Atlanta (Géorgie) disposent d’un système, le RAC, qui contient de nombreux dossiers, relevant en particulier de la Sécurité nationale, qui ont été récemment déclassifiés. Si on fouine dans ces dossiers, il paraît évident que les relations entre David Rockefeller et le Shah de Perse ont provoqué de nombreuses tensions entre lui et Washington avant la crise en Iran, pendant la crise des otages mais aussi après, quand Chase a décidé unilatéralement quelque chose de très osé : sur la demande de David Rockefeller, elle a décidé de refuser un versement d’intérêts de la Banque centrale iranienne. Chase en a décidé sans en discuter avec le consortium des créanciers, aussi bien US-américains qu’européens, et après avoir refusé le versement, elle a déclaré la banque insolvable.
C’était la première insolvabilité jamais imputée à la Banque centrale d’Iran et cela a vraiment accru les tensions dues à la crise des otages en général et les relations entre les USA et l’Iran en particulier. Même à la fin de la crise, l’accord prévoyant la libération des otages exigeait qu’on rende à l’Iran des avoirs importants gelés par Chase et d’autres banques et cela a duré jusqu’à la veille de la libération des otages, qui n’a eu lieu que sous Reagan et non sous Carter. Il y a eu une grande activité interbancaire au sujet de chiffres modifiés et de la méfiance des USA à l’égard de ceux que fournissait l’Iran, etc.
C’est une histoire très compliquée, mais elle montre pour l’essentiel que les relations entre David Rockefeller et le Shah ont joué un rôle dans la crise des otages et sa longue durée, en particulier dans les négociations finales où il a été question d’argent. Les problèmes créés par Chase et d’autres banques ont contribué à faire traîner l’affaire en longueur.
Faisons une avance rapide. Pensez-vous que la puissance financière des USA est en déclin au niveau mondial ?
Moi non, à la différence de beaucoup de mes contemporains, car cette alliance de pouvoir existe toujours, en raison de sa solidité et des liens historiques entre la Maison Blanche et les principaux acteurs de Wall Street, de ses institutions, et de ses dynasties. Il y a trop d’intérêts en jeu des deux côtés et le système financier reçoit des subventions aussi gigantesques parce que cela renforce la puissance du gouvernement de Washington et inversement.
C’est pour cela que le gouvernement autorise ces gros banquiers et institutions à se permettre ce qu’ils font et les subventionne pour en faire toujours plus. Les subventions permettent à ces banques de se maintenir artificiellement ; elles ne sont pas intrinsèquement rentables. C’est une position très dangereuse, dans laquelle elles nous entraînent aussi. La Fed détient 4,2 billions de dollars de créances, qui en raison d’achats astronomiques d’obligations sont comptabilisées dans leur bilan, en plus de la politique du taux zéro pratiquée depuis bientôt 6 ans dans la foulée de la crise de 2008.
Ce n’est qu’un autre signe de l’énergie et du pouvoir qui y sont investis et du nombre de décisions stupides, mais effectives que Washington a prises pour maintenir cette alliance de pouvoirs. Je ne crois pas qu’il existe dans aucune autre nation au monde des liens historiques aussi forts entre politique et système bancaire, et c’est pour cela que les USA continuent à faire ce qu’ils font, prennent ces décisions et dans ce jeu de pouvoir concèdent l’impunité à ces personnes. À mon avis, tant que les subventions et l’irresponsabilité du système bancaire dureront, la puissance financière des USA se maintiendra. C’est une mauvaise manière de conserver le pouvoir, mais c’est à mon avis ce qui se passe maintenant et qui va se poursuivre.
Une question qui me vient à l’esprit : Pensez-vous que les  US sont eux aussi impliqués dans le maintien su système financier des USA ?
C’est une question que je n’ai pas étudiée dans mon livre et qui pose vraiment de tout autres problèmes. Mais les services secrets US assurent en partie la cohésion – au sens technique – entre le secteur financier et le gouvernement. Depuis des décennies, les politiques de sécurité nationale ont été en général alignées sur celles de l’expansion bancaire. Et comme je l’ai déjà dit dans mon analyse des années 70, j’ai consulté des documents concernant la sécurité, et non ceux du Trésor, pour découvrir ce qui s’est réellement passé au cours de la crise des otages ; c’est pourquoi je suis sûre qu’au fil des années nous verrons davantage de documents montrant un alignement étroit entre les initiatives récentes de la Sécurité nationale et les élites politico-financières.
Quelle issue voyez-vous à la crise financière qui s’éternise et de quelle manière les gens doivent-ils s’y préparer ?
C’est encore une excellente question. Nous nous trouvons dans la phase terminale. Suite à la crise de 2008, les grands acteurs financiers ont reçu des subventions d’un montant  absurde de la part des gouvernements, surtout aux USA, comme nous l’avons dit, mais aussi en Europe- la BCE a pris quelques décisions record pour maintenir les principales banques européennes et leur venir en aide.
Je pense que cela va continuer et le résultat en sera une consolidation- concentration entre les mains des principales banques et de leurs dirigeants qui dépassera tout ce que nous avons jamais connu. Aux USA par exemple, les six grandes banques détiennent aujourd’hui plus d’avoirs et contrôlent plus de produits dérivés qu’à aucune autre époque de l’histoire des USA. Comme un petit groupe de personnes et d’institutions contrôle un capital si important et implicitement aussi ces liens avec les élites politiques, ce jeu continuera ; cette concentration de capital et de pouvoir se poursuit.
Où cela nous mène-t-il? À mon avis, la direction prise actuellement ne va pas dans le sens d’une stabilisation de la situation des particuliers. Donc, comment nous protéger? Nous pouvons détenir un minimum de capital dans les grandes banques. Même si nous y avons des hypothèques, nous pouvons essayer d’y laisser un minimum de capitaux, car c’est un moyen de rester au moins en partie en-dehors de ce système vicié. Je crois que c’est important. Il faut voir que ce prétendu redressement dont on nous parle depuis 2009 pour nous euphoriser est en réalité dû au taux zéro et à un gigantesque programme d’émission d’emprunts et autres artifices, que grands banquiers et politiciens ont élaborés en coulisse, et qui extérieurement ont l’air sains, mais qui donnent une fausse image de la réalité.
Une dernière question : Pourquoi avez-vous abandonné votre carrière bancaire ?
J’en avais assez, et cela remonte à plus de 12 ans. J’avais depuis longtemps réfléchi à cette décision et en 2001 il y a eu une accumulation de faits – les scandales Enron et WorldCom, le 11 septembre, vous vous rappelez- j’avais travaillé un certain temps dans la banque et constaté que bien des choses avaient changé durant cette période, ce qui attisait ma déception personnelle face aux manières de faire des étoiles montantes de la profession. Tout était profondément écoeurant : le degré d’, de simple cupidité – et pas seulement – mais ce refus de la transparence pour cacher aux clients et investisseurs les inconvénients des transactions effectuées et titres créés. Lors de mes débuts à Wall Street, il nous importait d’éclairer les clients sur les risques de telle ou telle opération : voyez-vous, quand vous achetez ou vendez ceci ou cela, quand vous choisissez cette combinaison, il y a des risques de scénario négatif. Mais ça a intéressé de moins en moins les banquiers. Le marché des produits dérivés a bien sûr explosé au moment où j’ai quitté la banque.
Lorsque je me suis mise à écrire, dans mon tout premier livre, «  Other People’s Money (L’argent des autres) », paru en 2004, j’ai prévenu de ce qui nous attendait si nous ne rétablissions pas le Glass-Steagall Act, qui venait d’être aboli, si nous poursuivions dans la voie des produits dérivés et CDO (obligations adossées à des actifs),etde l’utilisation de prêts pour dissimuler des créances pourries : nous allions vers une grosse crise – et c’est ce qui s’est produit. Et je pense que cela se reproduira. Ce que j’essaie de faire maintenant, c’est de mettre en garde les gens, grâce à l’expérience que j’ai acquise. Ma déception et l’esprit critique que j’emportais en partant sont intacts. Et je pense que la justesse de ma positiona été publiquement confirmée. En outre je suis beaucoup mieux dans ma peau d’auteure que dans celle de banquière, parce que je suis bien plus au clair avec ma .
Note :*Le Glass-Steagall Act est le nom sous lequel est généralement connu le « Banking Act de 1933 » aux USA  par lequel sont instaurés :1.    l'incompatibilité entre les métiers de banque de dépôt et de banque d'investissement ;2.    le système fédéral d'assurance des dépôts bancaires ;3.    le plafonnement des taux d'intérêt sur les dépôts bancaires.Il tient son nom d'un sénateur démocrate de Virginie, Carter Glass, ancien secrétaire au Trésor, et du représentant démocrate de l'Alabama, Henry B. Steagall, président de la commission Banque et Monnaie de la chambre des représentants.Battu en brèche depuis le milieu des années 1970 et largement contourné par l'ensemble de la profession bancaire, il est finalement abrogé - sous l'administration Clinton, le 12 novembre 1999 par le Financial Services Modernization Act, dit Gramm-Leach-Bliley Act, juste à temps pour permettre la fusion constitutive de Citigroup [wikipedia]
Lars Schall
Traduit par  Michèle Mialane