Les fils de la tente nuptiale
Prenons Matthieu, chapitre 9, verset 15 : (les caractères gras sont de moi, pour souligner le passage intéressant)
"Et Jésus leur dit : " Est-ce que les compagnons de l'époux peuvent être dans le deuil tant que l'époux est avec eux ?".(traduction Bible Osty).
Si vous avez la chance de posséder chez vous un exemplaire latin des Evangiles, vous verrez que la phrase correspondante est celle-ci :
"Et ait illis Jésus : Numquid possunt filii sponsi lugere quamdiu cum illis est sponsus ?"
Le traducteur, en écrivant "filii sponsi" (qui veut dire "les fils du fiancé") avait déjà évacué une partie de la difficulté, car le texte grec qu'il avait sous les yeux était "oi huoi tou numphônos" (qui veut dire littéralement en grec classique "Les fils de la tente nuptiale") et qui est la transposition fidèle de l'expression hébraïque originale "benei ha-houphah" (fils de la tente nuptiale).
L'expression hébraïque "fils de" n'indique pas le lien de parenté parent-enfant, mais un lien de parenté beaucoup plus général : de la race de..., du genre de..., de la famille de..., du groupe de....
L'expression "les fils de la tente nuptiale" n'a pour nous aucun sens ! mais rassurons-nous, cela n'en avait déjà pas pour un grec ; oi huoi tou numphônos est un sémitisme qui ne voulait strictement rien dire pour un grec, mais un juif reconnaissait immédiatement une allusion au Cantique des Cantiques (où le fiancé, celui qui a reçu l'onction par l'huile sacrée - le Messie - va épouser la fiancée - la Jérusalem nouvelle -) et il comprenait que cela revenait à dire "les compagnons de l'époux" ou "les compagnons du Messie", phrase qui prend d'ailleurs une toute autre dimension dans la bouche de Jésus quand il se l'applique à lui-même...
Le problème est que nous possédons le texte grec de Matthieu où apparaît "oi huoi tou numphônos", ce qu'aucun grec n'aurait jamais écrit, pas plus qu'aucun français n'aurait écrit "les fils de la tente nuptiale", parce que cela n'a aucun sens dans ces deux langues. Si donc cette phrase apparaît dans l'évangile grec de Matthieu, c'est parce qu'elle a été servilement décalquée à partir de la phrase hébraïque (qui était parfaitement compréhensible pour un Juif), et donc que la version originale d'où a été extraite cette phrase était écrite en hébreu.
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Géhenne
Puisque nous en sommes à Matthieu, prenons le chapitre 5, verset 22 :
"Et moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement ; celui qui dira à son frère : Raca ! sera passible du sanhédrin ; celui qui dira : Fou ! sera passible de la géhenne du feu." (traduction de la Bible Osty)
Que veulent dire exactement "Raca" ou "sanhédrin" ou "géhenne du feu" ? Voilà bien trois expressions hébraïques dans la même phrase qui n'ont guère de sens pour un français du XXI° siècle !
Revenons au latin pour voir si nous y trouvons un éclaircissement :
" /.../ Qui autem dixerit fratri suo : Raca, reus erit concilio. Qui autem dixerit : Fatue !, reus erit gehennae ignis."
Pour "Raca", nous n'avons pas progressé ; il s'agit simplement de la traduction phonétique d'une insulte courante en hébreu dont nous pouvons facilement deviner le sens qui devait approcher celui de notre banal "crétin", voire pire. On comprend facilement que le traducteur ait préféré garder le mot original...
Par contre, "sanhédrin" a été traduit par "concilio" mot dans lequel nous retrouvons facilement notre mot "concile", avec sa connotation d'assemblée, ce qui est bien le sens du mot latin "concilium" : union, réunion, assemblée. Le mot hébreu "sanhédrin" avait donc simplement été décalqué en grec sans être traduit et Saint Jérome l'a traduit par son vrai sens d'assemblée (des sages, sous-entendu). Le sanhédrin était en effet un tribunal juif de 71 membres, choisis parmi les prêtres et les laïcs éminents, qui avait une très forte autorité en matière religieuse.
En ce qui concerne "géhenne", en latin, on a employé tel quel, sans le traduire, le mot grec "géenna". Un petit coup d'œil au Bailly, pour voir : le mot géenna existe bien, mais la seule référence est justement Matthieu : le mot grec géenna n'existe pas en grec classique et il n'est cité dans ce dictionnaire de référence que parce qu'il a été employé dans l'édition grecque des Évangiles de Matthieu, Marc et Luc. Le mot grec géenna (qui recouvre le latin gehenna puis le français géhenne) n'est, en réalité, que la transformation orale de "geï ben", contraction d'une vieille expression biblique hébraïque "geï ben-Hinnôm", signifiant "la vallée des fils de Hinnôm".
La vallée de Hinnôm, située au sud de Jérusalem, avait été autrefois un lieu où l'on offrait des sacrifices humains au dieu Moloch ; dans cette vallée, s'élevait une grande statue de ce dieu ; cette statue était creuse et on y allumait un feu dans lequel on jetait des enfants vivants. L'expression "sera passible de la géhenne de feu" pourrait donc se traduire, en français du XXI° siècle, par "sera brûlé vif".
Notez au passage l'emploi encore de "fils de" pour signifier "le groupe des gens qui se rendaient dans..."
Nous avons donc une phrase grecque contenant quatre sémitismes dénués de toute signification pour un grec. Seul un juif s'adressant à d'autres juifs pouvait écrire une telle phrase en espérant être compris. Dans ce cas, il n'avait aucune raison d'écrire en grec, mais en hébreu (ou en araméen). Or, les Evangiles ont été destinés, dès les années 40, à la conversion des "gentils" (les païens non juifs), d'où leur conversion en grec. Donc le texte original, écrit en hébreu, a été écrit avant les années 40, c'est-à-dire très peu de temps après les événements relatés.
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Mais, toutes ces histoires d'hébreu, de grec et de latin, risquent de lasser quelques lecteurs, peut-être parce qu'ils n'ont jamais étudié ces langues, ou bien il y a longtemps, ou bien ils en ont gardé un mauvais souvenir... Avec des amis anglais, nous avons concocté un petit texte plein d'anglicismes, puis nous avons établi deux traductions : l'une littérale, l'autre en français plus stylisé, en essayant de traduire chaque idiotisme anglais par son équivalent français. Voici ces trois textes.
D'abord le texte anglais :
Dear Sir,
One of our employees, a real pain in the butt, caught red-handed one of his superiors who was going through his things. He was in a rotten mood because lie had been burning the midnight oil and was tired; he started insulting him, calling him a rotten apple, saying he had bats in the belfry. The rest of the staff took up the cudgels for one or the other and things went from bad to worse. There was a threat to call a strike. As you know, we are on our l_ast legs (and) a strike would be the last straw and we cannot chance our arm. I said to everybody to calm down and that we should live and let live. I did not come out of this with flying colours and my attempt at peace-making turned to dust and ashes; I feel I am between the deuil and the deep blue sea and I hope that you can come to sort out this can of worms.
Maintenant, la traduction gardant le sens des phrases, mais l'exprimant en un français correct :
Monsieur,
Un de nos employés, de caractère difficile, a pris sur le fait un de ses supérieurs qui fouillait dans ses affaires. D'une humeur massacrante car il avait travaillé tard le soir et était fatigué, il s'est mis à l'insulter, le traitant de sale type, de cinglé. Le reste du personnel présent a pris parti pour l'un ou pour l'autre et, les choses s'envenimant, il y a eu menace d'appel à une grève. Comme vous le savez, nous sommes au bord de la faillite, une grève serait la goutte d'eau qui fait déborder le vase et nous ne voulons pas prendre ce risque. J'ai demandé à tout le monde de garder son calme et de se montrer tolérant, mais sans grand succès et j'ai échoué dans ma tentative d'apaisement ; j'ai le sentiment d'être dans une impasse et je souhaite vivement votre venue pour régler ce problème difficile à résoudre.
Enfin, le texte français obtenu par traduction mot à mot
Monsieur,
Un de nos employés, une vraie douleur dans l'arrière-train, a surpris un de ses supérieurs la main rouge : celui-ci fouillait dans ses affaires. D'une humeur pourrie car il avait brûlé l'huile de minuit et était fatigué, il s'est mis à l'insulter, le traitant de pomme pourrie, lui disant qu'il avait des chauves-souris dans le beffroi. Le reste du personnel présent a pris les gourdins pour l'un ou pour l'autre et les choses sont allées de mal en pis. Il y a eu menace d'appel à une frappe. Comme vous le savez, nous sommes sur nos dernières jambes, une grève serait la paille qui brise le dos du chameau et nous ne voulons pas risquer notre bras. J'ai dit à tout le monde de garder son calme et que nous devrions vivre et laisser vivre. 1e ne suis pas ressorti de là avec les couleurs du drapeau flottantes et ma tentative d'apaisement s'est transformée en poussière et cendres; j'ai le sentiment d'être entre le diable et la mer bleue profonde et je souhaite vivement votre venue pour mettre de l'ordre dans cette botte de vers.
Si nous donnons ce dernier texte à un lecteur français, il ne sera certain que d'une chose, c'est que ce texte n'a pas été écrit par un français pour des français. S'il a quelques connaissances en anglais, il reconnaîtra immédiatement des traductions littérales d'expressions anglaises familières et il en conclura fort justement que ce texte a été écrit par un anglais et traduit par une personne qui a tenu à faire passer en français la teneur - ou la saveur - des expressions anglaises. Le traducteur n'était pas inculte, même si la traduction semble étrange, car il n'y a pas de fautes, ni d'orthographe, ni de syntaxe. Il a délibérément pris le parti de serrer le texte anglais au plus près, tant pis pour la langue française !
Revenons à nos moutons hébreux : quand nous lisons les expressions "Nouveau Testament", "fils de la tente nuptiale", "géhenne du feu", le problème est exactement le même : il s'agit de textes écrits en hébreu par des juifs, puis traduits en grec par des personnes désireuses avant tout non pas de faire une belle traduction (ils en auraient été capables !), mais de préserver au maximum le texte original, la langue d'accueil (le grec en l'occurrence) dût-elle en souffrir.
Encore deux petits exemples, puisés cette fois chez Luc, dont on a dit qu'il avait écrit son évangile en un excellent grec ; d'abord la traduction littérale du texte grec de Luc qui nous est parvenu, puis celle puisée dans la Bible Osty (édition 1969).
Luc, 1, 6 :
"Ils étaient justes tous les deux devant la face de Dieu. Ils marchaient dans tous ses commandements et dans ses jugements , et n'était pas à eux d'enfant, car Elischebah était stérile et tous les deux étaient avancés dans leurs jours".
"Tous deux étaient justes devant Dieu et ils suivaient, irréprochables, tous les commandements et ordonnances du Seigneur. Mais ils n'avaient pas d'enfant, parce qu'Elisabeth était stérile et que tous deux étaient avancés en âge".
Luc, 20, 34-35
" Et il leur a dit, Ieschoua : les fils de la durée présente ils prennent des femmes et les femmes sont prises par de hommes, mais ceux qui sont jugés dignes de prendre part à ce monde de la durée qui vient et à la relevée d'entre les morts, ils ne prennent pas de femme et les femmes ne sont pas prises"
"Et Jésus leur dit : les fils de ce monde-ci prennent femme ou mari, mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part à ce monde-là et à la résurrection d'entre les morts ne prennent ni femme ni mari."
Je n'insiste pas, cela deviendrait lassant, tout l'évangile de Luc est ainsi, de même que ceux de Marc et de Jean. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les livres de Claude Tresmontant. Les traductions françaises que nous lisons dans nos bibles ou nos missels sont des traductions exactes, certes, mais ce ne sont pas des traductions littérales ; si elles sont plus coulantes à lire, c'est au prix d'un certain éloignement de leur original hébraïque. Mais la version grecque des Evangiles que nous possédons est à l'évidence décalquée sur un texte sémitique.
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